QU'EST-CE QU'ON ATTEND POUR ÊTRE HEUREUX?

Un article de Epok (le magazine de la FNAC) par Yann Plougastel.

Amélie Poulain a un fabuleux destin, les papillons s'impriment sur les jupes des filles et les chansons sont douces... on nage dans le bonheur.
Business oblige, la vie en rose est devenue un concept qui rapporte gros. Tendance oblige, les z'hereux consomment et prennent leurs désirs pour la réalité...

Il y eut d'abord l'incroyable succès du livre de Philipe Delerme, La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, apologie des petits bonheurs du quotidien. Puis, la comédie D'Etienne Chatiliez, Le bonheur est dans le pré, où un petit patron stressé retrouvait le goût à la vie, entre conflit d'oie et armagnac, au fin fond de la campagne française. Sans oublier le film de Roberto Benigni, La vie est belle, où un camp de concentration devenait le lieu d'une sorte de commedia dell'arte. Ou les enfants du marais, de Jean Becker, avec Serrault, Villeret, Gamblin... Et, depuis quelques mois, Le fabuleux destin d'Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet; où une jeune fille de Montmartre s'acharne à rendre heureux les gens de son entourage! Cinq millions de spéctateurs, dont notre président de la république et son premier ministre, sont allés voir cet habile croisement des univers de Tati ( Les vacances de Monsieur Hulot) et de Truffaut ( Jules et Jim ), revus et corrigés par un réalisateur formé à l'école de clip... Ce qui nous a valu l'engouement que l'on sait, les unes du Monde , de Libération, et de criquignolesques lapalissades sur "un-film-qui-donne-envie-d'être-heureuse-à-une-France-sortant-de-la-crise". Bref, comme l'a dit Sains Just le 3 mars 1794 à la tribune de la Convention, quelques jours avant d'être guillotiné : "Le bonheur est une idée neuve en europe."

A défaut d'être tout à fait neuf, Le bonheur ressemble en tout cas à un concept plustôt tendance et qui rapporte gros. Il suffit de contempler les murs de nos villes, de regarder la télévision juste avant ou après les infos de 20 heures, d'écouter les slogans des radios privées. Un seul mot d'ordre : soyez heureux! En mangeant le saucisson machin, en portant le soutien-gorge truc, en vous assurant chez bidule, en voyageant en train, en prenant les avions de la companie schprountz... La transformation du bonheur en un produit manufactuté est sans doute une des plus belles astuces de la société actuelle! La pub l'a annexé en le traitant comme un bien de consommation achetable en rayon et payable à la caisse. Et le reste a suivi. Le récent disque d'Henri Salvador, Chambre avec vue (il ne s'agit nullemment ici de nier une grande qualité artistique qu'Epok fut parmi les premiers à signaler), relève de ce phénomène. Qu'y entend-on? La mélodie du bonheur, sur fond de musiques ensoleillées, suaves et douces. Son but? Voir le vie en rose. Son méssage? Un type qui ne rigole pas, il est cuit. Il faut également citer le film de Philipe Lioret, Mademoiselle, avec Jacques Gamblin et Sandrine Bonnaire, dont le sourire a illuminé la grizaille des villes sous les pluies incessantes du mois d'avril. "J'ai été bercé par Marry Poppins et j'ai aujourd'hui une gamine qui l'écoute en boucle, je ne peux pas l'entendre sans m'y arrêter. Je crois qu'il y a du bonheur à donner dans du bonheur", résume le réalisateur pour expliquer le succès de son film. Du côté des créateurs de mode, l'heure est au look "paradise", qui se traduit par des vêtements mignons, tendres, écolos, aux couleurs naïves, avec des papillons, des moutons ou des lapins imprimés un peu partout... Pour surfer sur l'air du temps, il faut donc s'habiller espiègle, ingénu et mutin comme Laetitia Casta ou Audray Tatou. En fredonnant de préférence la chanson de Fréhel, qui ponctue l'histoire d'Amélie Poulain : "Si tu n'étais pas là, comment pourrais-je vivre?/ Je ne connaîtrais pas ce bonheur qui enivre/ Quand je suis dans tes bras mon coeur joyeux se livre/ Comment pourrai-je vivre si tu n'étais pas là..."

Donc les z'heureux sont parmi nous. Ils roulent en Coccinelle Volkswagen. Boivent de la bière aux Abesses. Ecoutent Jardin d'hiver et traquent les Latécoère. Se fringuent en Cacharel ou en Hello Kitty. Ce qu'analyse ainsi le philosophe Michel Onfray : "Pour éviter la souffrance de constater l'écart entre la réalité quotidienne et l'aspiration à une vie magnifique, les hommes ont inventé le déni, l'art de se prendre pour ce qu'ils ne sont pas. Ils refusent de faire fonctionner leur conscience avec lucidité. On parle de bovarisme (d'après Madame Bovary de Flaubert) pour qualifier ce drôle de talent. Au lieu de consentir à l'évidence d'une existence sans relief, sans joie, sans bonheur, sans plaisir, les individualirés bovariques se construisent une personnalité de substitution. Elles prennent, pour le dire dans un language commun, leur désir pour la réalité." Bref, il ne s'agit pas des nouveaux enfants du paradis mais des derniers rejetons d'Emma Bovary.  

Revenir aux divgations