Manu Chao a été pendant longtemps un "trou noir" dans ma collection dans le sens où il ne me renvoyait rien des efforts que je faisais pour l'écouter. La personne qui me l'a offert ne m'a pas paru très fan du disque non plus ce qui m'aurait peut-être aidé à faire plus d'efforts pour le comprendre. Au début une seule chanson me plaisait (" Minha Galera ") parce-qu'il dit le mot "larica" dans la chanson en parlant de la fille qu'il aime et je trouvais ça drôle. "Larica" désigne une faim intense, le mot souvent utilisé dans le contexte de faims induites, il ne s'agit pas de famine mais d'appétit. Comme dit le dicton allemand(?) : "l'amour passe par le ventre", Manu Chao le réaffirme avec ses mots à lui, beaucoup plus pertinent.

Ce n'est que près d'un an plus tard que j'ai réécouté son disque et cette fois ci avec un regard tout à fait nouveau. Je revenais d'Allemagne en défaite pour ne pas avoir réussi à y rester pour mes études. A ce moment j'ai découvert les trois premières chansons (Clandestino (clandestin), Desaparecido (disparu), Bongo Bong) qui exprimaient avec une analogie sublime mes sentiments de rejet et d'aliénation heureuse de cette expérience. La première (clandestin) était ce que je ressentais face à la société allemande (traduction "Je vais seul avec ma peine, seule, va ma condamnation (…) Mano Negra : clandestine, péruvien : clandestin, africain : clandestin, marijuana : illégal") ce qui étais assez parlant pour moi. Le fait d'être en espagnol rajoutait aussi un sentiment étrange où même le "chez moi" lointain et regretté paraissait tout aussi étranger. La deuxième chanson (disparu) serait "en hommage a mes proches" ("On m'appelle le disparu (…) quand on me cherche je ne suis pas là, quand on me trouve ce n'est pas moi… quand j'arriverais… quand j'arriverais...") qui apportait en plus un nouveau langage musical, simple mais légitime. La troisième chanson (Bongo Bong) est l'histoire d'un petit sauvage roi du Bongo qui n'est pas reconnu comme tel une fois qu'il quitte sa jungle. Il paraît qu'à l'origine c'était une chanson plutôt violente et lourde que Manu nous renvoie sous une forme pudique et innocente. Je pense que c'est une parodie des conflits liés aux changements de milieu qu'il a enduré. Cependant les paroles finissent l'histoire avec optimisme en exprimant la joie qu'il ressent d'être le roi du Bongo même si "les autres" ne peuvent pas le comprendre.

Un an encore s'écoula avant que je me remis à écouter ces chansons par nostalgie. Pour mon étonnement le message que j'ai capté était plus actuel que jamais. Deux autres titres ont attiré mon attention : "Malegria" et "La Vie à Deux". Le deuxième avant, pour avoir une sonorité hypnotique et des paroles en français. Il dit, dans un moment de désarroi manifeste : "donne moi de quoi tenir tenir, je ne veux pas dormir dormir, laissez moi voir venir le jour (…) pourquoi pourquoi même quand les gens s'aiment, il y a il y a toujours des problèmes", le tout sous une espèce de basse(clavier ?) continue et des guitarres qui raisonnent beaucoup en baignant les paroles dans une atmosphère proche du rêve. De l'imagination et un enregistrement bien soignée. La chanson qui précède " Malegria ", continue sur le même style de paroles et motifs musicaux simples mais bien utilisés. Cette fois ci comme un insoufflement de joie, toujours une joie simple et humble, qui vient éclairer la souffrance tranquille qui le perturbe. La guitare en fête entraîne tout dans un mouvement radieux et dissipé, des bruits de fond réguliers qui ressemblent à des cris courts et indéchiffrables (il se peut que se soit un instrument appelé "cuica" ?) ajoutés aux sifflements typiques du carnaval, transporte l'auditeur dans une fête libératrice où l'agonie est vaincue par l'extase. On se rend compte de l'euphorie qui vient briser la suite rythmique de l'album n'est issue que du simple fait de communiquer, de parler à quelqu'un. Aucun mot ne pourrait décrire cet état de bien-être de la chanson, que celui du propre interlocuteur.

Après avoir retenu ces quelques chansons de référence j'ai pu m'aventurer à explorer le disque en entier, sans craintes ni contraintes et le tout a finalement pris une forme et un sens. Décidément Manu n'est pas un simple chanteur de tubes mais un artiste aux œuvres complètes (ou du moins, plus élaborées) quelqu'un qui se préoccupe de la continuité et qui veille à présenter un travail bien achevé. Toutes les chansons sont importantes et intrigantes. Chaque chanson se superpose à l'autre. "Mamma Call" est une autre à ne pas oublier : ( peut-tu m'entendre, maman ? Peux tu m'entendre quand je t'appelle ?)...

Finalement après quelques années je crois avoir compris Manu Chao et je reconnais sa cause. Il représente en fait l'immigration Latino-Américaine en Europe. Je ne connais pas son histoire mais il me semble qu'il fait partie d'une première génération française conte tenu de la musique aux apparences latines mais qui subissent une forte influence de ?. On peut reconnaître du reggae par les accords staccato et la technique de basse (puissante elle aussi), puis de la salsa avec l'apparition d'instruments a vent et des refrains bien connus (tequila!), la musique française n'est pas oubliée non plus et quelques ressemblances que j'aurai du mal à définir se font sentir. Parfois on distingue des battements syncopés traditionnels de samba avec ces fameux instruments et, surtout, une rumeur continue sur le fond : de télés, de conversations, d'annonces aéroportuaires, de répondeurs et d'innombrables autres informations qui circulent et qui composent la toile de fond du voyageur. Malgré l'appellation négative que cela pourrait avoir ces petits artifices remplissent l'album de vie et l'intègrent dans une histoire plus longue… celle de Manu Chao. Cette musique est en rapport direct avec l'artiste au point d'en devenir son propre langage et de fusionner dans l'intimité de son introspection. J'ai l'impression forte que l'artiste a réussi ici à exprimer ce qu'il voulait, et ce sont ces moments de grande satisfaction que je partage avec lui en écoutant ce disque.

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